Chroniques Tome IV
P 256 - 257
Chroniques Tome IV
P 256 - 257
LES GRELOTS DE LA FOLIE
Ni le prestige ni la symbolique des chiffres ne nous inspireront pour saluer 1970 et l'on n'interroge plus les astres pour savoir ce qui va se passer sur la terre. On va voir ce qui se passe chez eux. Le siècle glisse cependant vers sa fin. Ceux qui naissent aujourd'hui n'auront que trente ans en l'an 2000. S'ils pouvaient déjà parler, ils contesteraient aussi ; ils nous demanderaient des comptes sur ce que nous leur préparons. Que dire, d'ailleurs, dans ce monde incertain , qui ne soit contestable? Au moment de formuler des voeux de paix, de joie, de prospérité, on se demande si ce vocabulaire n'est pas périmé. Tout n'est-il pas remis en question : l'art et la culture, la pédagogie et la morale , l'économie et la politique, les mathématiques et le langage , la religion elle-même? Ce n'est pas que le mot bonheur n'ait encore sa force. Il ne s'agit même que de cela. Mais les hommes se sont toujours disputés sur les moyens de l'atteindre. Nous voyons autour de nous beaucoup de signes de décadence. N'est-ce pas normal, si une civilisation est entrain d'en remplacer une autre? Et l'on massacre allègrement les valeurs. Et l'on orchestre le mécontentement et l'agressivité. Vous n'entendez partout que réclamations, que récriminations. « Le bruit et la fureur », comme disait le romancier américain. Dans le domaine social et professionnel, existe-t-il un seul secteur où l'on ne revendique, où l'on ne menace : les syndicats de salariés, qu'ils soient ouvriers ou fonctionnaires ; les commerçants, qu'ils soient petits ou grands ; les paysans, qu'ils soient pauvres ou moins pauvres ; les étudiants, qu'ils soient studieux ou non ; la jeunesse, impatiente de ce bonheur qu'elle veut obtenir, sinon mériter. Tout le monde est frustré. L'employé par son patron, le contribuable par le percepteur, le citoyen par l'Etat, l'écolier par le maître, et même l'automobiliste, impatient devant le feu rouge ou furieux de ne pouvoir stationner devant sa porte. Une phalange de sociologues et d'intellectuels à doctrines nous montre qu'il faut libérer cet homme étouffé par les pressions sociales, brimé par tant de « lobbies » : capitalistes, technocratiques, idéologiques, même par ce phénomène d'époque que les économistes les plus généreux appelaient ardemment : l'abondance et la diffusion des biens matériels. La société de consommation est dénoncée, en dépit du fait que toute une partie du peuple, même dans une nation comme la France, n'ait pas encore - et de loin - les moyens d'une consommation honorable, tandis que d'autres gaspillent, et sans parler de l'immense dénuement des pays sous-développés. C'est même pour accroître les moyens de consommation que l'action syndicale existe et que l'on fait grève, à tout propos, puisqu'il y a toujours propos, au risque de déconsidérer le droit de grève et de restreindre, ce qui est évident, les moyens de consommer. Certes, la civilisation de consommation, dans son matérialisme effréné, est condamnable. « L'homme ne vit pas seulement que de pain. » A quoi bon tous ces jouets que l'adulte, par la sollicitation d'une publicité multiforme, tapageuse, au besoin érotique (puisque là aussi, nous dit-on, l'homme frustré se libère) est avide d'acquérir et qu'il rejette dans tant de cimetières : les cimetières d'automobiles, mais aussi les cimetières de ses illusions et des dégoûts qu'il éprouve de lui-même. C'est là qu'une révolution culturelle peut prendre son sens. C'est là que l'homme moderne rencontre son angoisse : entre les mécanismes inhumains de la technique et les satisfactions animales qu'on lui offre, il se demande où est son âme. Il cherche de plus nobles raisons de vivre : ses intérêts et sa dignité. Redonner une âme au monde moderne. Quel programme! Nous disons cela sans ironie. Entre la frénésie du changement et son iconoclastie sauvage - vous savez qu'on fait des grèves
« sauvages », des contestations « sauvages », que de sauvageries pour une civilisation! et la référence à une permanence, jalonnée par les hauts sommets de l'humanité, il y a un vaste espace pour les crises et les conflits, dans un éternel débat. En attendant, et pour hâter l'avènement d'un monde libéré, on sape ce qui maintient les sociétés humaines : la notion d'effort, le travail lui-même (en dépit de l'exaltation des travailleurs), la hiérarchie des critères, le minimum de discipline librement consentie que requiert toute démocratie. On ne voit pas que le « tout est permis », que le « tout est possible », conduisent au nihilisme. Or il faut bien se dire qu'aucune révolution sociale, économique, technologique, morale, culturelle même ne dispense jamais de passer par la politique, c'est-à-dire par un statut et une méthode de gouvernement. D'ailleurs, le syndicalisme révolutionnaire sait bien que toutes les revendications exprimées d'un bout à l'autre du pays ne sont pas réalisables ; son argument est alors clair, puisque c'est son but : changer le régime politique. Mais quel régime? Le socialisme est un mot à redéfinir. Et l'anarchie ne débouche jamais sur un paradis terrestre : elle va droit à la dictature et à l'oppression. C'est là que les minorités agissantes, qui sont aussi des minorités folles, à moins que ce ne soit des minorités cyniques, car il y a ceux qui savent très bien où l'on va, jouent un terrible jeu. Elles aussi, comme les magnats de la consommation, elles utilisent une publicité qui n'a pas besoin - pas encore! - d'être érotique pour être efficace. Ce ne sont que des minorités. Il y a derrière tout un monde qui continue de travailler dans la bonne volonté, depuis les laboratoires jusqu'aux champs et aux ateliers. Mais la majorité du peuple, apparemment amorphe et résignée, laisse peu à peu détériorer le corps social. Elle dit « non » dans les cas graves. Elle dit « oui » dans la vie quotidienne, d'un bout à l'autre des années qui se succèdent, puisqu'en voici une qui commence. La folie et ses grelots occupent ainsi le devant de notre scène. La sagesse, un doigt sur les lèvres, est au fond. Souhaitons qu'en 1970 elle ne recule pas davantage. C'est un voeu qu'on ne fait pas à la légère.
(1er janvier 1970)