Chroniques Tome V
P 45 - 46
Chroniques Tome V
P 45 - 46
Extrait de “VACANCES”
Comment va la France? Des amis étrangers, qui ne viennent qu'à de longs intervalles, nous interrogent. De loin, ils avaient peur de se tromper. De près aussi. Et nous n'osons pas leur répondre que les choses ne vont pas trop mal. Ils penseraient que c'est un paradoxe. Ou du conformisme gouvernemental...
Pour l'heure, ils assistent à la détente. La nation se met en vacances. Une vague de fond passe sur le pays, recouvrant les aspérités du terrain, apaisant les disputes, dévalorisant la notion d'urgence. Même les congrès ont un petit air touristique. C'est comme si devant le poste à essence ou sur le quai des gares, ayant bouclé les valises et remis les clés de la maison au voisin le plus sûr parmi ceux qui restent (il y en a encore), chaque Français était prêt, dans la fièvre du départ, à tout sacrifier à ce bonheur-là : son parti politique, sa carte syndicale, son honneur professionnel, sa clientèle, ses employés, ses patrons, l'Etat bien entendu, les problèmes sociologiques, et même son salut éternel... Il n'y a pas chez nous de signe plus expressif de la liberté que de se délivrer des besognes fastidieuses, des soucis quotidiens, des obsessions collectives. Savourons-le, ce bonheur, en songeant à des vacances d'autrefois, tragiquement interrompues : celles d'août 14, celles de septembre 39. Souhaitons que rien ne vienne le menacer en dépit (ou à cause) de ce qui s'élabore entre les Grands : rencontres au sommet, controverses d'Helsinki, fragile construction de l'Europe, essais nucléaires de la Chine ou de la France. Et tant d'autres sujets d'espoir ou d'alarme dont le bilan, si on pouvait le faire , serait celui des contradictions irréductibles, des arrière-pensées non exorcisées. Comment va la France? Elle va un peu comme le monde. Elle est aujourd'hui suspendue à la crise américaine, qui retentit sur la monnaie, l'économie, la politique. Dire qu'elle ne va pas mal, comme nous sommes tentés de le faire, c'est être aussitôt démenti par l'incessant reproche qui monte de toutes parts vers le pouvoir, dans la divergence d'intérêts opposés, dans la convergence des âpretés. Réclamation de pouvoir d'achat et de confort, protestation contre ce qui subsiste d'autorité et de respect. Françoise Giroud brossait récemment un affligeant tableau des sujets de mécontentement, si nombreux et si évidents qu'on se demande comment les Français existent encore. Elle le faisait d'une plume alerte, dans l'euphorie des lucidités. Je me demandais quel serait le ton de « L'Express » si les fantaisies de la politique jetaient demain J.J.S.S. dans le fauteuil du Premier ministre et J.-F. Revel dans celui de l'Éducation nationale. Les couleurs de la France reprendraient de la vivacité ...
(9 juillet 1973)