Extrait de Destin du Poète

“Nostalgie du génie” page 227

 

“Pendant l'adolescence, l'esprit est femelle. Il reçoit et se fait féconder. Il est exclusif. Il veut un seul poète, un seul philosophe, un seul mage. A peine délivré des hallucinations de l'enfance, encore sous le charme d'un monde réellement poétique, l'adolescent tremble d'une joie sacrée à l'espoir de se servir de l'esprit, dont les sortilèges viennent justement de le toucher. Par lui, il va tenter de posséder ce monde-là qui déjà menace de fuir, d'en rassembler les éléments et ainsi de le garder jusqu'à la mort. Entre l'enfance et la maturité, l'esprit brille. Mais déjà, détournés par le souci quotidien de l'utile, mobilisés par lui dans toutes leurs facultés, les hommes mûrs, ces anciens enfants qui ont trahi l'enfance, ne voient plus la lumière. Déçu, animé d'une sourde colère, l'adolescent va se placer sous la protection des grandes oeuvres.

Là, une dangereuse illusion le guette. Sa vie personnelle dont les signes sont nuls et qu'il est difficile de délimiter dans cette période d'expansion lyrique, se confond avec l'esprit des génies dont il se nourrit jusqu'à l'ivresse. Il se prolonge en eux bien au delà de lui-même. Réciproquement, les individualités rayonnantes qui exercent sur lui leur domination, vivent en lui et l'abusent au point qu'il ne les distingue plus de sa pauvre et chétive personne. La jeunesse se targue ainsi de biens qui ne sont pas à elle. Mais comment en voudrait-on à l'adolescent d'être si vain? Il est riche d'une intensité étrangère et il en est si troublé qu'il croit qu'elle jaillit de son propre coeur. Il contrefait sans remords les grandes pensées et les grands rythmes. Il est même, fier de cette usurpation innocente. Ainsi s'expliquent la dissonance et l'emphase que nous percevons dans les oeuvres des jeunes gens, leur suffisance qui ne recouvre que du vide, leur ferveur à ne débiter que des platitudes. Ils sont possédés, comme si on les avait soumis aux lois de la magie, qui coïncident avec “les sourds travaux” de la puberté.”

(1937)