“Quand montait l’orage”

P 236 - 237

 

LA CHAMBRE DE NIETZSCHE à SILS·MARIA

Vues de quelque observatoire sur le flanc nord de la vallée, les maisons de Sils-Maria, bien à plat sur leur plaine, apparaissent groupées en deux minuscules agglomérations. Près de la grande route qui va de Locarno à Saint-Moritz, voici le modeste Baselgia, avec son église, grosse comme une meule, et son cimetière lilliputien, où les morts sont tout de même à leur aise. Au fond, Maria, religieuses syllabes, dernier bastion terrestre avant l'essor vers les sommets, qui filent en une seule pente jusqu'à trois mille mètres. C'est vers ce but que

nous marchâmes après avoir franchi le pont sur le torrent, enivrés par des prairies follement fleuries : soleils et anémones, marguerites et pervenches, comme si, à

cette altitude sentimentale, l'aimable saison devait toujours recommencer. La rue de Sils était doucement ensoleillée ; une brise d'Est la balayait et nous faisait frissonner

dans les pans d'ombre. C'est une rue nette, sans auto, sans bruit, sans aucune des bavures et scories des villages de plus bas. Il faisait pur et léger : l'atmosphère

que Nietzsche revenait impatiemment chercher, chaque été, comme la seule que pussent supporter ses nerfs.

Mais où, donc était-il ? A peine passé l'hôtel des Edelweiss, tranquille lui aussi comme si le jour avait surpris le village en plein minuit, voilà qu'apparut sur la gauche, à cinquante pas dans un espace libre, une maison avec plaque. Les plaques commémoratives, qui rappellent lourdement la gloire ou le génie, ont du bon pour le pèlerin maladroit. Celle-ci me renseignait presque au delà de mes voeux : « Ici vint chaque année Frédéric Nietzsche, de 1881 à 1888.»

'La maison est avenante. Je pousse la porte entre ouverte en faisant du bruit exprès, comme les timides qui craignent de passer pour des voleurs. Une femme, encore jeune, se présente et dans ma phrase, faite en français, saisit le nom de Nietzsche . . Aussitôt elle prend une clef et nous précède vers un petit escalier qui, en deux angles droits; nous met à l'étage. C'est à gauche. La clef s'embrouille une minute, puis une demi-clarté nous accueille. Rien n'a changé ici, me dit-on, depuis le départ de 1888, il y a cinquante ans. D'autres ont déjà décrit ce décor, car il n’est de nietzschéen enflammé, biographe notoire ou disciple anonyme, qui n'ait franchi

ce seuil en tremblant. Il n'y a pas bien longtemps, un jeune professeur de philosophie (venait-il, lui aussi, du pédagogium de Bâle ?) supplia qu'on le Iaissat passer une nuit sous ce, plafond de bois, dans le lit style 1860,

humblement rangé dans l'encoignure, le lit étroit de l'homme seul, du célibataire refoulé ou de l'oncle veuf.