Saint Jean du Ciel
P 49 - 50
Saint Jean du Ciel
P 49 - 50
Cet ouvrage de Roger Secrétain, qui remonte aux années d'avant-guerre et de guerre, était resté quasi secret. Il mérite d'être connu. Le critique et l'essayiste y laissent la parole au poète, qui est aussi dans la nature de l'auteur. A mi-chemin de la nouvelle et de l'élégie, ces évocations, ces récits, qui sont des paysages romanesques, se déroulent dans le climat du rêve. L'unité du style y associe sans effort la confidence à la réflexion, la Philosophie au lyrisme. Les images d'un temps difficile, qui étaient alors celles de l'actualité, s'y mêlent tout naturellement à des souvenirs Plus lointains, aux souvenirs d'une chère vieille maison de l'Orléanais, visitée par de grandes ombres. Il y a dans ces pages autant d'art que d'émotion.
A Cécile
Extrait de “Carnaval de juin”
A la grille du parc, la fille aînée, parlant au fermier du Petit-Paradis, montrait du menton la chambre de sa mère,ouverte sur le balcon. L'après-midi de juin reposait sur la plaine, dans une grande lumière incolore. Personne ne faisait attention au soleil. Les signes historiques avaient dévoré la saison. Le bruit des hommes couvrait celui de la nature. Sur certains points du monde, on n'entendait même pas le tonnerre. Elle sera partie trois fois, dit-elle. Une fois en 70, tout enfant, entraînée par ses parents qui s'arrachaient eux-mêmes au pays. C'étaient des artisans messins. Ils allaient se jeter aux gouffres de Paris pour y mourir bientôt de chagrin. Une autre fois en 14, par delà quarante-quatre ans d'âge d'or insoupçonné. Quelques heures seulement avant la bataille. Six fils au front. Deux morts déjà sans qu'elle le sût. Une dizaine de gosses à emmener dans une guimbarde, conduite par un homme de bon voisinage, qui n'avait jamais touché une auto de sa vie. Maintenant, c'est la troisième fois. En s'installant ici, elle s'était dit ; On ne craint plus rien ; c'est le milieu du pays, le paysage de la paix. On pourra vieillir tranquille. « Vous voyez, elle range, elle remue des choses. Elle relit soixante ans de lettres, de papiers, de photos, de rubans. Elle veut tout emporter et son coeur de mémoire s'en fatigue encore plus que le coeur de chair. Elle s'en ira demain. » Il y eut un silence, puis la fille aînée ajouta « Et vous, est-ce que vous partez ? - Si on part, on partira au dernier moment, dit lentement le paysan. A cause des animaux. On emmènera les deux chevaux et trois bêtes à cornes. On lâchera le reste. »Il y eut encore deux jours. Cela fit au moins cent mille équipages sur la route. On voyait des taxis Renault d'avant14, hauts sur roues et rouges de honte. Des fourragères attelées, où des vieux emmitouflés depuis vingt nuits serraient sur eux des gosses qui serraient sur eux des chiens, des chats, des chevreaux. La cage du serin pendait à l'arrière. Dans les camionnettes découvertes, au-dessus des lits de plume et des fourneaux à alcool, un paravent parfois émergeait, emporté non pour l'usage mais pour la beauté : ibis roses noircis par la crasse et des lunes chinoises toutes moisies. On n'avait plus rien à cacher. Sur toute la longueur d'un pays chaque homme offrait ses secrets, comme dans une maison close. L'être profond se portait à la boutonnière. Il y eut des vaches maigres qui tendaient le cou derrière les carrioles. Des boeufs tiraient des chars mérovingiens ; ils allaient si lentement que les bombardiers n'avaient pas le temps de les remarquer sur les routes. Il y avait des poules en cage, des coqs gaulois, extrêmement fiers, sur des perchoir. On vit une ménagerie ; un lion faisait semblant de dormir, très loin des fièvres humaines ; son oeil entre ouvert laissait filtrer une lueur d'espoir : encore un bout de chemin et il retrouverait l'Atlas. Dans une charrette, un vieux paysan promenait une morte qu'il refusait d'enterrer depuis quatrejours, et qui se décomposait au soleil.