8 Mai

1969

 

Maurice SCHUMANN (8 mai 19

Monsieur le Ministre d'État,Il y a dix ans, en ce même lieu, dans la même circonstance, chargé depuis quelques semaines seulement de la gestion de cette ville, par la confiance si précieuse de mes collègues du Conseil municipal, j'avais l'honneur de recevoir le général de Gaulle, lui-même investi quatre mois auparavant de la magistrature suprême. Ce souvenir, je l'évoque de la même façon que je l'eusse fait si un scrutin récent n'avait consommé une rupture dont le monde est encore impressionné, et s'il n'avait orienté la France vers un nouveau destin. Comme tout ce qui concerne cet homme, aujourd'hui retourné à sa solitude, un tel souvenir prend un intérêt historique, au-delà des opinions, des calculs, des reproches ou des regrets, bien au-delà des passions, si ce n'est la passion dont notre réunion atteste le motif : le combat pour la liberté, pour la dignité d'une nation, de toutes les nations, de tous les hommes. Votre présence, Monsieur le Ministre, prend en elle-même la valeur d'un hommage. Le mot «compagnon» n'a pas besoin, s'agissant de vous, d'être expliqué. Vous avez été le «porte-parole». Cette voix de la Résistance, que nous écoutions l'oreille collée contre nos postes clandestins, et qui fortifiait en nous le refus de l'oppression, c'était l'écho d'une autre voix : la voix de cette héroïne que nous entourons ici d'une séculaire gratitude; une voix à laquelle le malheur des temps conférait une actualité pathétique. Ah, comme nous comprenions l'état d'âme de nos ancêtres du XVe siècle qui, à la nouvelle de l'arrivée de cette miraculeuse guerrière, se sentaient déjà, selon le mot du chroniqueur, «désassiégés » ! Nous étions, par le message de la France Libre, en quelque sorte «désassiégés» de notre angoisse. Vous êtes resté le porte-parole, parce que vous êtes fidèle. Je ne veux pas dire fidèle seulement à ce Chef que vous avez servi et que vous venez de perdre en tant que Chef, je veux dire fidèle à vous-même. La voix que nous entendions, sans vous connaître, elle n'a cessé, par la générosité de votre talent, de retentir au long de ces deux Républiques, nées l'une et l'autre d'une même délivrance. J'en ai subi la puissance de conviction lorsque je vous écoutais sur les bancs du Palais-Bourbon et c'est une façon de vous dire ma propre fidélité à une sympathie qui est devenue une amitié. Et c'est toujours pour l'exaltation d'une France Libre, pour une France et un monde d'hommes libres, libres dans leur esprit et dans leur corps, dans leur travail et dans leur cité, émancipés au sens profond du mot. Et c'est pourquoi il est bon - je le dis au passage - que les affaires sociales d'un pays soient confiées à un homme d'État qui est aussi un homme de coeur. Ici, aujourd'hui, beaucoup de lignes convergent sur un point de rencontre et d'émotion, dans la sensibilité de chacun de nous et dans la signification mystérieuse de l'histoire. Le 8 mai 1429, c'est aussi le 8 mai 1945. Dans les deux cas, il ne s'agissait pas seulement de délivrer une ville, ni même un royaume, mais de délivrer les hommes de leurs maléfices. Jeanne d'Arc continue, par son exemple, d'exorciser des démons, les démons politiques et sociaux, de militer pour le salut temporel du peuple, qu'elle ne séparait pas de sa vocation de salut éternel. Nous sommes heureux et fiers de vous voir en cette maison commune, au milieu de hautes personnalités étrangères et françaises, associées pour une célébration qui dépasse de loin notre ville. Je voudrais les saluer, au nom du Conseil municipal, et leur dire que nos sentiments européens, sans cesse affirmés, dépassent aussi les frontières de l'Europe, puisque notre idéal aspire à l'effacement moral de toutes les frontières. Il me resterait, si je ne craignais d'abuser de votre attention et de celle de nos invités, à vous présenter la ville que j'administre, son histoire inséparable des grandes pages de l'histoire nationale, les multiples problèmes du présent, les projets que nous formons pour son avenir, dans une expansion galopante. Je me bornerai à vous dire que nous sommes aussi soucieux de préserver le patrimoine dont nous avons la garde, que d'assumer les mutations du monde moderne. A cette expansion qui nous sollicite, vous aurez contribué pour un élément essentiel : l'hôpital d'Orléans-La Source dont vous deviez poser hier la première pierre, qui va s'édifier Sur un espace de 33 hectares en liaison avec une Université où 15.000 étudiants pourront vivre, et qu'il ne tient qu'au Gouvernement de développer pour soulager Paris de ses congestions et de ses troubles ; dans l'enceinte d'une ville nouvelle, active et résidentielle à la fois; conçue pour recevoir 35.000 personnes; dans le périmètre plus vaste d'une agglomération en marche vers un ensemble de 300.000 habitants. Mais cette pierre, vous l'avez en somme déjà posée, en inscrivant le financement d'une première tranche. Parmi les objectifs qui requièrent notre effort, il n'y en a pas de plus impérieux que de lutter par tous les moyens contre la souffrance et la mort. Depuis dix années, dans cette cérémonie d'accueil, il n'est d'occasion que je n'aie saisie de souhaiter pour les communes, pour les villes de France une plus grande autonomie d'action, le transfert des pouvoirs de gestion, en bref le statut et les moyens de la seule participation qui ne soit une chimère ou une démagogie: la gestion démocratique, directe, efficace de la cité, de toutes les cités, de la nation à sa base même. L'État administratif a peu à peu stérilisé les forces de fécondité de la France vivante et il va finir par lui prendre son âme. Il me semble que c'est là encore, à peine interprété, le sens de la croisade de Jeanne d'Arc, cette intrépide, cette réaliste, cette novatrice, cette militante, qui détestait sans le savoir les abstractions, les formalismes, les procédures, les grimoires, les juridismes et les cléricatures. Elle en est morte, mais elle avait eu le temps de sauver le royaume. Aujourd'hui, je suspendrai ma doléance, puisque l'appareil de l'État est momentanément suspendu. Nous sommes dans l'attente. C'est une attente d'incertitude, mais de calme, de sagesse. Ce n'est pas en un tel jour qu'on peut suspendre l'espérance. Et voici mon dernier propos. Cette visite officielle que vous nous faites pour associer le gouvernement à la commémoration d'un grand événement national, elle répond aussi à votre dilection personnelle. C'est une visite plus secrète que vous rendez en même temps au plus éminent des serviteurs de Jeanne d'Arc, à ce Péguy dont vous êtes vous-même l'un des fervents serviteurs. Vous touchez ainsi le coeur des Orléanais et, vous le savez bien, à coup sûr celui du Maire. Je vous assure, Monsieur le Ministre, de la sincère et déférente reconnaissance de la population.