8 Mai

1970

 

Valéry GISCARD-D’ESTAING (8 mai 1970)

Monsieur le ministre,Nous avons reçu, depuis que nous portons cette écharpe, les grands personnages de la République, le général de Gaulle lui-même, les Premiers ministres et le brillant cortège de vos collègues. En vous recevant aujourd'hui, nous ne nous sentons pas moins honorés. Nous admirons votre haute compétence, votre grand talent. Il s'ajoute à ce sentiment une déférence particulière, assortie d'une légère inquiétude, qui s'attachent au fait de se trouver devant le ministre des Finances, comme détenteur de la véritable puissance. Nous éprouvons une évidente satisfaction à vous voir parmi nous, tant il est vrai que votre fonction paraît lointaine, encore qu'elle règne sur chacun de nos actes. Vous êtes, aux regards des administrateurs, et sans doute de l'ensemble des citoyens, un Dieu de l'Olympe, vers qui montent beaucoup de prières, mais dont la règle et la force - et peut-être la tristesse - sont de ne pouvoir répondre. Le symbole aussi de toutes les centralisations, du bastion le plus fort que les Républiques aient dressé, pour le bien et le maintien des sociétés et dont le privilège est de résister à tout, aux idéologies, ce qui est salutaire, aux démagogies, ce qui est nécessaire, aux planifications même, ce qui est plus décevant, puisque la plupart de ces travaux prospectifs, de ces projets dont l'urgence est en bien des cas dramatique - et j'aurais là plus d'un exemple à donner - risquent de se transformer, sur les tables de votre ministère, en catalogues de rêves. Oui, c'est un honneur et une joie de recevoir à la fois le représentant du gouvernement, le maître de notre économie, et M. Valéry Giscard d'Estaing. Il y a dans cette conjonction l'image moderne d'une trinité, qui ne prétend pas, je suppose, à la sainteté, mais qui exerce sur nous son prestige et son charme. La sainte ici, vous le savez, c'est Jeanne d'Arc. Nous retrouvons, dans ce patronage, au moins pour un jour, le climat du miracle. Nous ne vous demanderons pas d'en faire un, qui trouverait sa prosaïque et merveilleuse conséquence dans le budget d'une ville, de ces villes sur quoi repose, devant l'énorme phénomène d'urbanisation, tout le destin social. Ayant trop à vous demander, je ne vous demanderai rien, ce qui est le mouvement naturel de la courtoisie, de l'hospitalité. Et de la sagesse. Je ne vous parlerai même pas de la réforme des finances locales, vieux refrain que nous ressassons à longueur de colloques et de congrès. C'est d'ailleurs du système général de gestion des communes, du système communal lui-même, qu'il faudrait plutôt parler. Car je ne voudrais pas que vous croyiez que nous perdons de vue, dans notre ardeur réformatrice, dans notre zèle réalisateur, le sens du possible, en dépit de tant de voeux de doléances. Nous comprenons très bien que le ministre des Finances n'est pas, en effet, un thaumaturge et qu'il ne peut donner que ce qu'il a. Nous n'envions pas ses responsabilités! A ses juges perfides, à propos du prix du beau cheval blanc que lui avait donné le roi de France, Jeanne d'Arc répondait : «Je ne suis pas trésorier du royaume.» Nous savons que votre maître à vous, c'est le plafond des ressources de cette nation, dont les fils croient si volontiers qu'on peut tout obtenir, sans limite et sans délai. Tout mériter sans effort. Il nous arrive de penser que le mal des Français est un excès de prétention, par l'effet d'un intellectualisme d'utopie, sans compensation morale, et qui aboutit à la confusion des esprits. La victoire est donc à remporter, comme jadis Jeanne d'Arc, sur une anarchie, l'anarchie intérieure, accrue par l'accélération du progrès. Et pourtant, il ne s'agit pas de revenir en arrière. Jeanne d'Arc fut une révolutionnaire, une émancipatrice. Parce qu'elle fut l'instrument de l'unité nationale, de la restitution de l'autorité royale, mon propos peut sembler paradoxal. Mais non, car elle serait aujourd'hui décentralisatrice. Elle dirait que la reconquête du civisme est à cette condition. Elle voudrait encore délivrer la ville, toutes nos villes, et vous savez qu'elle a échoué devant Paris! Terrienne, provinciale, réaliste, elle dirait qu'unifier n'est pas étouffer. Il n'est pas normal que les administrateurs locaux épuisent leur courage dans une sorte de combat contre l'Etat. La France s'y épuise aussi. Nous acceptons que nos moyens soient limités à la mesure de ceux de la nation, dont l'appréciation est entre vos mains. Mais nous voulons un contrat clair, assez libre et assez long pour prendre sa force d'efficacité. Il ne faut pas que l'administration existe pour elle-même, pour son délice réglementaire, mais pour les hommes. Nous souffrons d'un décalage entre une capitale administrativement suréquipée et des services locaux indigents. Une partie des élites de la nation est mobilisée dans des organismes proliférants et coûteux d'analyse et d'investigation, au détriment des organismes de gestion. Nous succombons sous une documentation admirable mais inutilisée, et nous voyons en même temps les plans s'enliser dans la procédure. Il y a un snobisme de la recherche, qui aboutit à un immense laboratoire de papiers, dont la masse paralyse nos décisions. Or, le hiatus entre l'État et les collectivités locales sera bientôt un -hiatus entre la population et ses représentants. Si nous n'y prenons garde, une crise sociale se manifestera sur un terrain qui n'avait pas été touché par la crise de mai 1968 : celui de la démocratie locale. Excusez-moi d'abuser de votre bienveillance, de votre patience, de celle des personnalités dont vous êtes entouré, aux côtés de M. le préfet de la région Francis Graëve, contre qui, je m'empresse de le dire, je n'ai aucune sorte de combat à mener, bien au contraire. Je vous prie, Monsieur le Ministre, d'accepter l'hommage du conseil municipal et de la ville d'Orléans. C'est une ville fidèle, vous en avez eu sous les yeux le témoignage. C'est une ville reconnaissante. Acceptez aussi l'hommage de cette gratitude. Elle dépasse nos personnes. Je pourrais dire ce que j'ai déjà dit en cette même circonstance : c'est Jeanne d'Arc qui vous remercie.